Texte publié in Finlandisation, V'là, Virgule, Tournesol, Oeil-de-boeuf, Baleine, Receleur, Limonade, Arme, Vers, Tapi(e)
Ouvrage collectif initié et édité par Gaël Bandelier avec Alain Freudiger, Gaël Bandelier, Isabelle Sbrissa, Pierre-André Milhit, Sébastiano Marvin et moi-même. 2014.
oeil pour oeil pour seuil pour soleil
Qui regarde par la lorgnette ?
Qui regarde par la lorgnette ? Cétipa le pandore ? Cétipa le pandore ?
Le pandore quand tu dors !
Chanson populaire
première vue
Drôle d’assis.
Là, dans un coin. Quelques mètres seulement. Seul.Bouche ouverte. Grande.
Il fait sombre.
Bouche ouverte. Grande.
A-t-il succombé ? A-t-il succombé sous les coups ?
Précisément. Ne pas mentir. Il faut être précis.
À peine si je mens.
Pire. Je m’en fous. La peine est lourde quand même.
Qu’a-t-il fait ? Qu’a-t-il dit ?
Il est là assis. Dans un coin à quelques mètres seulement. Seul. Je voulais dire encablures. C’est plus marin, navire, pirate. C’est moins juste aussi, moins précis. C’est l’effet de la lentille, de la vitre, de la fenêtre, du hublot. Du coup, le voilà propulsé à quelques centaines de mètres, à quelques encablures. Pourtant, il est là tout près, je le sais, dans une pièce, dans un coin, dans un coin de la chambre, dans un coin de la pièce. On devrait dire cellule.
Il fait sombre. On distingue mal. Comment être précis dans ces cas-là ?
Comment ?
Je fatigue. C’est les jambes. Les jambes.
Je retente à l’heure.
Drôle d’assis.
second espace
Le voilà cambré. C’est assez obscène. Ils diront. C’est assez obscène. Mourir comme ça. La bouche ouverte. On devrait pas. Imaginez des enfants qui passeraient par là. Précisément. Imaginez certains enfants qui passeraient par là. De ceux qui auraient encore un peu peur des loups, de ceux qui croiraient encore un peu au père Noël, du moins à sa barbe ou à ses rennes, ou à quelques poils de sa barbe, ou à un ou deux rennes. Imaginez donc certains enfants qui passeraient par là, qui auraient peur des loups mais pas trop mais un peu quand même et qui passeraient par là, un peu par hasard, ou qui auraient entendu du bruit ou vu une lumière (ai-je précisé qu’il fait sombre ?), et ils seraient là devant lui et ils le dévisageraient et peut-être le toucheraient-ils, et même, si cela se trouve, si c’est bien ces enfants-là, ils se poseraient les questions justes, pertinentes, les bonnes questions : qu’a-t-il fait ? qu’a-t-il dit ? on s’en fout un peu mais la peine est lourde quand même. Imaginez donc ces enfants assis ou peut-être debout et qui le dévisageraient et qui se poseraient les bonnes questions. Avouez que ce serait inconvenant, inélégant, inopportun. Avouez.
Je précise : c’est difficile pour moi. Je suis debout sur la pointe de la pointe des pieds. C’est difficile à faire. Mais l’œil est là à très exactement 1m87 si j’en crois ma hauteur. Donc c’est difficile. À expliquer par exemple. Aussi.
Je répète : il y a comme une porte dressée devant moi (je dis comme parce que je n’y trouve pas la poignée), je suis dans une chambre ou une pièce, c’est la seule porte, évidemment fermée. De l’autre côté, la cellule est assombrie. Je veux dire : de l’autre côté, il y a aussi une chambre, une pièce, une cellule dont la seule porte est la mienne ou la sienne. Quand je dis la sienne, je parle de cet individu à la bouche grande ouverte que les enfants ont dévisagé tout à l’heure. Nous avons donc une seule porte, un accès. Il n’y a pas de poignée. Nous sommes donc chacun dans notre espace. Notre cellule est identique, notre chambre est strictement la même, notre pièce est en tout point semblable. Sur la porte, à environ 1m87 du sol, il y a un hublot, une fenêtre ou une vitre qui déforme. L’individu est donc comme projeté à quelques encablures mais il est tout près. Je le sais.
Je retente une dernière. J’ai les mots, là, dans un coin. Il faut être précis : je suis debout sur la pointe de la pointe de mes pieds et je distingue (il fait sombre) à travers la lentille qui est sur la porte à 1m87 du sol un individu qui paraît mourir de manière assez peu élégante selon les dires des enfants qui sont passés tout à l’heure (il est cambré, la bouche grande ouverte).
Je crois que je trouve ça cocasse.
troisième œil
Vous seriez pressée mais vous pourriez difficilement décliner l’invitation. Vous entreriez donc chez moi un après-midi d’octobre à 15h30. Vous ne prêteriez pas attention à la décoration de l’appartement. Vous ne seriez pas là pour ça. Vous vous assiériez à la table du salon non sans appréhension. Durant les quelques minutes où je m’affairerais à préparer le café, vous observeriez scrupuleusement les objets disposés sur la table du salon. Il vous serait alors impossible de ne pas remarquer les deux aquariums mis côte à côte. Dans chacun d’entre eux, il y aurait un petit poisson, rouge de préférence. Lors des deux premières minutes, vous ne penseriez pas à grand chose, vous laisseriez simplement votre pensée vagabonder autour des deux récipients. En imaginant que le café ratât et que je dusse aller en racheter, vous auriez alors tout loisir de vous concentrer sur les deux poissons : ils seraient identiques et pourraient s’apercevoir de temps à autre lorsque leur trajectoire coïnciderait. C’est à la vue d’une de ces rencontres que vous vous demanderiez comment ils se perçoivent. La première réponse à cette question que vous vous seriez posée précédemment vous serait donnée par l’extraordinaire effet grossissant du verre des deux aquariums. L’un, penseriez-vous, s’imagine être la proie de l’autre. La réciproque serait également vraie. Ils se verraient donc baleine ou requin tout du moins prédateur. Esquissant un sourire, vous ne pourriez pour autant vous satisfaire de cette réponse quelque peu hâtive. Encore faudrait-il qu’ils eussent aperçu leur propre reflet quelque temps auparavant. Vous ajouteriez que n’ayant à leur portée aucune documentation sur la vie aquatique, il leur serait impossible d’avoir un référentiel qui leur servît à la comparaison : qu’ils fussent baleine ou krill, ils devraient s’en contrefoutre.
À ce moment précis, vous douteriez : le système de pensée des poissons est complexe. Si je pouvais seulement attendre encore un peu sur le seuil de la porte, le sachet de grains moulus dans la poche, il est probable que votre charmant visage changerait d’expression. La supercherie vous paraîtrait évidente et il va sans dire que vous auriez l’outrecuidance de penser que je vous mène en bateau. Vous auriez tort. Vous réfléchiriez encore un peu. Vous hésiteriez à vous en aller comme prise par un étrange malaise. Peut-être vous seriez-vous déjà dressée sur vos deux jambes et peut-être même ne fléchiraient-elles pas. Pourtant, par une athlétique circonvolution que seul le cerveau est capable d’accomplir, pendant ce court instant où les deux options du choix, celui de partir ou bien de rester, seraient équivalentes, vous comprendriez. Maintenant, tout serait évident et vous vous étonneriez de ne pas y avoir pensé plus tôt.
« Il fait sombre et froid,
« Les morts meurent toujours cambrés,
« Ils ont la bouche grande ouverte.
À ce point de l’histoire, vous éprouveriez de la compassion pour l’homme que vous regarderiez entrer dans la cuisine le sachet de café à la main. En croisant son regard, vous seriez sensible à la gravité inouïe qui s’en dégagerait. Vous auriez alors conscience que votre regard présenterait les mêmes symptômes. Vous n’auriez plus peur mais vous n’auriez pas le courage d’attendre que le café vous fût servi pour autant. D’un signe de la tête, vous le remercieriez et vous vous dirigeriez vers la porte sans un mot. Il vous laisserait partir sans violence. Il vous en a déjà tant fait.
quatre pattes
Parfois, quand nous allons mieux, quand nous avons fini de nous cambrer et de bramer la bouche grande ouverte, quand les enfants voyeurs sont partis non sans avoir préalablement noirci les murs de nos cellules de graffiti, nous communiquons. Et c’est toujours un plaisir.
Au début, nous avons tenté des phrases complexes : « bonjour monsieur » , « pour moi, ce sera un thé » , « non merci, je ne bois pas de limonade » , « fait beau, hein ? » , « c’est bien d’un flingue qu’il me faut ». Puis, vite lassés par ces phrases absurdes et difficiles à accomplir, nous nous sommes intéressés aux interstices.
[...]
C’est au tout début que nous avons voulu nous dire les choses dites ailleurs : « Je désire en finir avec la vie ». Mais tout ça sonnait faux pour ici. Ça résonnait pas et nos cellules sont insonorisées. Il manquait la matière palpable. Nous avons préféré nous cantonner à ce qui se passe entre les lignes. C’est bien mieux ainsi.
[...]
Au commencement, il a fallu que nous tentions, bravaches, le dialogue usuellement admis. En vérité, nous savions que nous n’y arriverions pas. Il faut dire que courir vers la porte, se mettre sur la pointe de la pointe de nos pieds, regarder à travers l’œil-de-bœuf les agissements de l’autre et courir vers le fond de la cellule pour mimer la réponse tout en réfléchissant à la manière de tordre son corps pour être le plus explicite possible et tout ça sans même prendre en compte les erreurs d’interprétation et le besoin de précision, ça rend le dialogue plutôt haché. Au niveau du mouvement, ça fait beaucoup et nous ne sommes plus tout jeunes. D’un commun accord, nous avons décidé de nous concentrer sur l’expressivité de la ponctuation, l’émotion des virgules, l’érotisme des trois points. Nous nous sommes débarrassés des mots.
[...]
Il y a fort longtemps maintenant, nous percevions la conversation courante comme une nécessité de survie. On en rigole aujourd’hui. Face à la difficulté, nous avons su nous adapter en ne jouant que l’entre-langage. Cela n’en est pas moins difficile mais c’est autrement plus croustillant. Comme le son ne passe pas entre nos deux cellules, nous plions nos corps dans des positions d’esthète. Pour le point d’interrogation, le bras est arqué et tendu en direction du plafond, la cheville gauche légèrement tordue en équilibre sur le mollet droit et le ventre est creusé au maximum. Il faut voir les visages alors : yeux exorbités, mâchoire grimaçante, sourcils en tension permanente. À chaque tentative, tout se passe comme si notre souffrance était sublimée par l’espoir d’avoir été cette fois-ci compris. On dirait des monstres mais la communication a un prix.
[...]
Nous avons commencé par nous parler de tout et de rien, de la pluie, de la vie, du beau temps. Ce fut laborieux et non concluant. Il convenait mieux à nos deux sensibilités de nous mettre d’accord sur les intentions que nous pourrions glisser à côté des mots. Nous avons donc jeté les mots, ils n’étaient qu’encombrement. C’est d’abord sur la virgule que nous nous sommes penchés, virgule qui, autant le dire tout de suite, est assez facile à effectuer. Puis sont arrivées les vraies difficultés : le point, le point d’exclamation, le point d’interrogation, les trois points de suspension, le point-virgule, le point-point- virgule, le point-virgule-point-parenthèse-ouverte, le point-point-virgule-tiret- parenthèse-fermée-trois-points. Il fallait tout ça chorégraphier. Pas en avant, pas chassé, fléchissement des genoux, quatre pattes, tourneboulé, bonds saccadés, reniflement, deux points, pas en arrière, demi-contretemps, saut de chat, déboitement de l’épaule, toussement, dégagé plié, point d’exclamation, gargouillade, fouettés sautés, reboitement de l’épaule, point-virgule-point, glissade, retiré, relevé, respiration, gloussement, rond de jambe, claque, plat ventre, parenthèse ouverte, piqué, plié, pointes, sissonne et surrection, saut de basque et saut de biche, virgule-point d’exclamation-virgule- parenthèse-fermée.
Il arrive qu’on se brise quelques phalanges mais la satisfaction est toujours de mise.
partition 5
, , , , , , , , . . . .
; ( ) ( ( ) ) , , : : :
... ... ... ... ) ) ( ... ... ; ; ;
reniflement
. ? . ? . ? . ! . ! ! !
; , ; , ; ? . ! ( ) ) (
mouchement
« « ? ) ) . ) ) . ) ) .
... ... ... ... ... ... ; , ; , ; &
rire
- - - - - ? ? ! ! ! ! !
- . - . - ‘ ‘ ! ! () () !!
silence
;, ( ( ( ;, ) ) ) ;, ;, ;, ;,
;., ;., ;., ;., ;., ;., ;.,; ;.,; ;.,; ..., ..., ...,
! ! ! ' ' ,., ,., ,., ,., ,., ! !
toussement
-;. -;. (, (, :,) :,) (, (, ), ), ..., ...,
- - - - - - - - - ? ? .?
/j/ /je/ /j/ /je/ /jev/ /non/ , , , , ; :
aïement
( ( ( ( ( ...! ...? ...! ...? ... ... ...
() () () (( (( )) )) () ;., ;., ( )
numéro 6
La veille de la journée dite d’évasion, une voix d’automate retentit à cinq reprises.
Demain, journée d’évasion. Vos désirs seront exaucés à votre réveil. Bonne évasion !
J’hurle mes désirs. Une limonade bien sûr. Ça pétille et ça soulage. La peur intervient pourtant là. La peur de ne pas réussir à dormir. Si l’on ne dort pas, pas de limonade. Évidemment, comment pourraient-ils déposer une limonade dans une cellule sans porte si l’on reste éveillés ?
Demain, journée d’évasion. Vos désirs seront exaucés à votre réveil. Bonne évasion !
L’autre d’à côté, il commande toujours une limonade et a visiblement de la peine à dormir. Tout comme moi, il a peur de ne pas l’avoir, sa limonade. Le lendemain, si l’on a réussi à dormir, à quelques centimètres de nous, il y a une limonade pétillante et soulageante qui nous semble nous attendre. C’est un moment exquis. On prend rarement la limonade tout de go. On se délecte de cet instant. On prend notre temps et parfois on communique un moment. Mais l’exercice est moins aisé qu’il n’y paraît : si l’on attend trop, la limonade n’est plus pétillante du tout et bien moins soulageante.
Demain, journée d’évasion. Vos désirs seront exaucés à votre réveil. Bonne évasion !
Pour se soulager doublement, on a élaboré un joyeux système. Une semaine sur deux, c’est lui qui commence à boire la limonade et je me mets sur la pointe de la pointe des pieds. En le regardant se désaltérer, j’éprouve un réel plaisir, celui de me soulager par procuration et celui encore plus doux et redoublé de savoir qu’il me reste ma limonade, certes moins pétillante, mais on ne peut pas tout avoir non plus. Les autres semaines, c’est beaucoup moins drôle et j’oscille entre deux sentiments contradictoires. D’une certaine façon, je prends un plaisir certain à être observé en train de me désaltérer avec une limonade absolument pétillante et soulageante mais au moment où c’est à mon tour d’aller me hisser vers le hublot, je sens monter en moi la terrible frustration de n’avoir plus de limonade pour pallier aux besoins de pétillement et de soulagement qui ne manqueront pas de subvenir. Je n’aime pas cette position, alors je ferme les yeux, mais je crois qu’il l’a remarqué.
Demain, journée d’évasion. Vos désirs seront exaucés à votre réveil. Bonne évasion !
Quand l’un d’entre nous ne réussit pas à dormir, la journée d’évasion est une sale journée. L’un se soulage en cachette tandis que l’autre se replie sur lui-même, se cambre de manière obscène et bêle la bouche ouverte. Solidaire, il m’est arrivé de ne pas boire la limonade mais c’est affectivement pire.
Demain, journée d’évasion. Vos désirs seront exaucés à votre réveil. Bonne évasion !
Par respect envers l’institution, personne n’a encore osé demander une sortie définitive. La semaine prochaine, je commande une arme.
7ème ciel
Les murs de nos cellules sont recouverts de graffiti illisibles. Au plafond, bon dieu, leur nombre est plus restreint.
Slogans
« Hey les deux loupiottes, ça frétille ? » ; « Allez ! Allez ! On ouvre GRAND GRAND la bouche ! » ; « did u think it was over » ; « Salope ! » ; « même si c’est vrai, c’est faux » ; « point-point-virgule-point » ; « les pauvres sont dégueulasses » ; « Corinne est une pute ! » ; « Ici, on noie le Finlandais » ; « Pipe-moi mot ! » ; « Stop ma machina ! » ; « la Prison est une hygiène » ; « je repasse quand tu veux ta chemise » ; « appelle-moi... » ; « n’écrivez jamais ! » ; « Ch’te troue l’cul » ; « You Will Never Dive » ; « Scandinaave ! MAIS pas gauche caviardage... » ; « Jésus crie » ; « Nous sommes religion. Nous ne pardonnons pas » ; « V’là la virgule, v’là la lapidation » ; « Je veux mourir idiot et cambré» ; «Vacheàlait» ; «52 EVASIONS par année ?etça geint?» ; «Trêve Générale » ; « longtemps je me suis touché de bonne humeur » ; « Dépassement de l’Article » ; « A quoi bon l’aquarium ? » ; « La limonade doit être bue par tous. Non par un. » ; « Une société plus solitaire n’attend que vous ! » ; « l’espoir ne mesure QUE 9 mm » ; « C’est joli Barcelone ! » ; « L’amour dans les champs de jonquilles » ; « Le plafond est notre espèce d’espace » ; « JE Tue à 4 heures » ; « Pétille » ; « New York ! New York ! Je voudrais t’habiter ! ».
Dessins
Une vache ; une limonade ; trois points disposés en triangle ; un tournesol ; un sexe masculin ; un drapeau finlandais ; une grande bouche ; un doigt d’honneur ; Che Guevara ; un aquarium double vitrage ; un A cerclé ; un champ de colza; un vague crucifix.
Dates
« 23.04.1916 » ; « 15 janvier » ; « 1984 » ; « 12 ou 13 ou 14 de mars » ; « 16.12.2012 » ; « 30 avril 1975 ».
Signatures
« Le Polonais » ; « Sales gosses et Toto » ; « Les buveurs de limonades » ; « Receleur » ; « A. Cravan » ; « Marinetti-Marinetto » ; « Dédé » ; « L’église » ; « ancien tôlard » ;
« maman ».
Autres
Nombreuses ratures ; soulignements ; effets d’ombre ; effets trois dimensions ; taches suspectes ; nombreuses couleurs ; zones d’émiettement ; griffures ; traces de doigts ; restes d’affiches illisibles ; nombreux points d’exclamation ; un point d’interrogation ; un ongle ; deux impacts de balles ; une tête de mort ; une ancre.
huit Finlandais
J’aimerais reprendre là, ici, il y a un homme ou une femme ou un homme qui entre comme ça sans prévenir, jamais, c’est pénible, on est pas toujours prêts, faut faire sa toilette, éviter la bouche pâteuse, c’est pas très courtois de faire ça comme ça sans y être invité, sans attendre l’invitation, sans accepter que l’invitation puisse être refusée, moi j’éviterais, vous voyez, il y a des sans-gênes, voyez-vous, même en prison.
Je reprends, donc, il y a disons un homme qui entre chez nous, enfin chez moi, sans rien dire, c’est tuant, chez lui aussi, mais à d’autres moments, je dis chez lui, je parle de l’autre d’à côté qui sirote tranquille sa limonade, je crois que c’est pour cette raison qu’on l’appelle le Finlandais, celui qui entre sans se gêner, c’est plus commode pour ne pas le confondre avec l’individu qui se désaltère de manière obscène dans la pièce parallèle, derrière la porte, derrière la vitre, qui a la même porte, la même vitre que moi.
Il attend qu’on s’endorme et il vole, personne ne sait pourquoi, il ne parle pas la même langue, le finnois, vous pensez, et puis il préfère se taire, quand on vole on parle pas, il vole pas de ses propres ailes bien sûr, il faut être réaliste, il vole du matériel, pour d’autres Finlandais, la limonade bien sûr, c’est pénible à accepter, nous, la limonade, on aime bien.
Reprenons, ici, depuis quelques semaines, un homme, j’en suis certain, entre dans nos appartements, voudrait voler l’argenterie, il ne trouve que la limonade, il se contente de si peu, il vole, revient, repart, fait son petit micmac, des trucs louches, des trucs de Finlandais, des trucs d’arrière-boutique, et il se plaint jamais, tout semble rouler pour lui, il est bien propre sur lui, il rayonne lui, il a le sourire lui, il prend le soleil c’est une évidence, il voit le soleil, il court dans les champs de colza, il est bronzé, sa petite amie est de l’autre côté du champ, elle l’appelle, mon Finlandais, elle le rejoint, c’est un champ de roses, c’est un champ de tournesols, c’est un champ de colza, c’est insupportable.
Encore, le Finlandais entre, depuis des semaines, tous les jours, il fouille, partout, dans nos cuisines, partout, dans nos appartements, partout, dans nos pièces, partout dans nos cellules, dans nos couloirs, dans nos tunnels, il est à la recherche de quelque chose, à n’en point douter, de quelques trucs louches, de quelques trucs de Finlande, alors, le voilà déçu, là, maintenant, il est déçu, il trouve rien, rien de rien, peut-être la limonade, se dit-il, il reste la limonade, on l’a mal planquée, pour son trafic, il prend la limonade, à défaut d’autre chose, sans sourciller il la prend, la limonade, pétillante et soulageante, un sans-gêne, cela va sans dire, je crois que c’est pour ça, à la journée d’évasion, que l’on commande seulement des limonades, on va pas se faire voler notre passeport quand même, on a beau le passer à tabac, le rouer de coups, le lacérer à coups de verre brisé, le cocogner avec vigoussité, lui faire passer la pilée, lui faire passer le goût floral, lui faire bouffer les tournesols par la racine, lui faire ingurgiter les roses par la racine, il meurt pas, c’est tout de même incroyable, il meurt pas, sept fois déjà, il y en a toujours un nouveau qui se pointe, sans-gêne, sans invitation, on a beau le dégommer, il rapplique par sept fois, il parle jamais la bonne langue, on comprend rien, le finnois, rien de rien, il rapplique, vous pensez, ça devait mal finir cette histoire, et l’autre qui se délecte de sa limonade, c’est pas plausible, il y a de quoi en perdre son latin, c’est misère et cul, bouche ouverte et cambrements obscènes, ça va mal finir.
9 mm
Walther PP
Longueur : 17.3 cm Longueur du canon : 9.9 cm
Poids non chargé : 0.682 kg
Poids chargé : 0.809 kg
Capacité : 7 coups, 9 mm court
J’ai quitté la pièce, l’appart, la cellule, le cachot. Au bout du couloir, du corridor, du tunnel, j’aperçois un champ de fleurs. Je ne saurais dire si ce sont des roses, des tournesols ou du colza.
Nicolas Carrel